81%.

Cette donnée vous évoquera sûrement quelque chose si vous êtes familier des réseaux sociaux. En effet, selon le sondage international qui a fait beaucoup de bruit sur la toile, il s’agirait de la proportion de femmes concernées par le harcèlement sexuel dans l’espace public1. Cette enquête, menée de concert par l’ONG Hollaback!, la Fondation des Femmes, l’Oréal Paris et l’entreprise de sondages IPSOS, n’a pas seulement fait le tour de nos fils d’actualité Facebook, Twitter et Instagram mais a aussi relancé le débat sur une réalité qui touche de nombreuses femmes et filles à travers le monde.

Ce phénomène fréquent, violent et multiforme, a pourtant été reconnu tardivement par la législation française. En effet, l’infraction d’outrage sexiste (article 621-1 du Code Pénal) a été créée très récemment, en août 2018. Est alors qualifié d’« outrage sexiste » tout acte « imposant à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui, soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Il est puni d’une amende allant de 90€ à 750€. Ce montant peut toutefois être compris entre 1500 et 3000 euros dans le cas de circonstances aggravantes2. Cette loi sur l’outrage sexiste vise donc à mieux prévenir mais aussi lutter contre le harcèlement, y compris celui qui s’exerce dans la rue. En même temps, elle reconnaît que celui-ci ne prend pas toujours (et même rarement) la forme d’une agression sexuelle.

C’est de cette réalité dont nous voulions parler avec les premières concernées. Nous sommes donc venues à leur rencontre le samedi 10 avril3 pour connaitre leur définition personnelle du harcèlement de rue, leurs expériences, mais aussi leurs propositions pour lutter contre cette violence.

Selon Anne*, 41 ans, le harcèlement de rue donne aux femmes « la sensation que leur place n’est pas dans la rue. On peut y circuler : on a le droit d’y faire une course, d’aller au travail, mais ce n’est pas un espace qu’on peut habiter ». Solène, 26 ans ajoute « c’est comme si tu n’avais pas le droit d’être là ». Pour Sylvie, 49 ans, la définition regroupe toutes les formes de « gênes » que les femmes peuvent ressentir dans la rue. Ce sont aussi toutes les situations dans lesquelles elles ne se « sentent pas à l’aise » (Carla, 26 ans), « non sécurisées » (Agathe, 26 ans). Jeanne, 77 ans, ajoute que ce sont souvent des « réflexions qui peuvent être désagréables pour nous », soulignant l’importance de la façon dont la victime perçoit ce type de comportements.

« Je ne suis pas quelqu’un d’agressif, mais je le suis devenue »


Le harcèlement de rue constitue bien un fléau qui change radicalement notre rapport à l’espace public, mais aussi parfois aux hommes, à notre corps, à nous-mêmes. C’est le cas d’Anne qui considère que les nombreux épisodes de harcèlement qu’elle a vécus depuis ses onze ans, parfois « jusqu’à vingt fois dans la journée », ont modifié certains aspects de sa personnalité : « Je ne suis pas quelqu’un d’agressif, mais je le suis devenue. Et sur le qui-vive ». Alice, jeune femme de la vingtaine, s’estime elle aussi marquée par ces comportements « agressifs et intrusifs ». Elle explique avoir « systématiquement peur » dans ses interactions avec les hommes, « pas seulement dans la rue mais aussi au travail, dans les cercles amicaux… ». Quant à Solène, 26 ans, elle déplore la « charge mentale » qui incombe aux femmes lorsque celles-ci se risquent à occuper un espace public : « tu es toujours en train de gérer. Ce mec-là, peut-être qu’il est sympa, mais peut-être qu’il faut que je l’évite… ça prend beaucoup d’énergie ».

« Ca se voit que je suis une femme. Ca leur [les harceleurs] suffit en fait »


Si le harcèlement de rue modifie les comportements et la psychologie des victimes, il entraine aussi un bouleversement de leur rapport à leur corps. Adapter sa tenue vestimentaire dans la crainte que celui-ci soit scruté, commenté, insulté, voire touché, fait ainsi partie intégrante des « stratégies d’évitement » que les femmes mettent en œuvre dans l’espace public. Marie et Morgane, respectivement 18, et 23 ans, expliquent avoir changé certaines habitudes vestimentaires à la suite de remarques désagréables. La première a choisi d’abandonner les « chaussettes hautes », la seconde ne porte certains shorts qu’avec une veste longue. Maïwenn, 24 ans, va même plus loin : « quand je vais en soirée, j’y vais en basket et j’emmène mes talons, comme ça la tenue parait moins courte. Et si on court, on court plus vite ».
D’autres s’y refusent, comme Jeanne, qui se souvient de nombreux épisodes de harcèlement de rue. Si son père était « très à cheval » sur les tenues vestimentaires, elle pense personnellement que « la femme devrait être bien dans sa peau, l’homme n’a rien à dire là-dessus ». Anne a également choisi de ne pas céder. Pour elle, troquer jupes et robes pour jeans et baskets ne suffit pas à dissuader les harceleurs, qui l’approchent même lorsqu’elle est « en jogging, pas coiffée, pas maquillée, dès 7h le matin ». Pour autant, elle explique que sa manière de se présenter en public est différente. Elle décrit une modification de ses « expressions du visage et de son langage corporel pour tenter d’impressionner l’autre ». Quant à Agathe, elle ne voit pas de lien de causalité entre la tenue vestimentaire et la probabilité d’être harcelée : « ça se voit que je suis une femme, et ça leur suffit en fait ».

Si l’adaptation de la tenue vestimentaire mais aussi de la posture du corps constitue une véritable stratégie d’évitement chez de nombreuses femmes, d’autres optent malgré elles pour d’autres techniques. Carla a ainsi pris l’habitude de « rester au téléphone avec quelqu’un » quand elle n’est pas rassurée, tandis qu’Agathe recourt à un « casque sans musique » qui lui permet de repérer tout bruit suspect. Corine, 60 ans, explique quant à elle que sa fille de 32 ans est parfois contrainte de se « réfugier dans des magasins » depuis qu’elle a quatorze ans. Enfin, à 54 ans, Patricia reconnaît qu’elle ne fait « absolument plus attention à son environnement » lorsqu’elle se promène en couple.

Les stratégies d’évitement constituent donc des tentatives d’enrayer ces comportements a priori, avant qu’ils ne se produisent. Dans d’autres cas, ils sont mis en place après le début de l’agression afin d’éviter que la situation ne se détériore. Ces violences ne déclinent cependant pas. De même, leur caractère systémique invite à une nécessaire réflexion sur les mesures à prendre à un niveau plus global. Nous l’avons vu, il est juridiquement possible de porter plainte pour harcèlement de rue. Pour autant, est-ce à dire que les victimes qui osent pousser la porte du commissariat sont réellement entendues ?

Le témoignage de Morgane nous conduit à penser le contraire. Après avoir refusé de répondre à un homme qui l’interpellait, celui-ci a jeté le contenu de sa bouteille dans sa direction. Au commissariat, sa plainte a été requalifiée en main courante, au motif que l’objet de la bouteille n’est pas entré en contact avec elle. L’occasion de rappeler que l’outrage sexiste est un motif de plainte à part entière et qu’il devrait être traité comme tel. Plus grave encore : il arrive parfois que les victimes ne soient pas entendues par les forces de l’ordre. C’est le cas d’Anne, qui a été « coursée » jusqu’à dans sa cage d’escalier à l’âge de douze ans. Les gendarmes chez qui elle est allée chercher de l’aide ont « refusé d’ouvrir la porte », affirmant qu’ils « ne pouvaient rien faire, mais qu’ils enregistreraient [sa] plainte si [elle se faisait] violer ».

Le témoignage de Morgane nous conduit à penser le contraire. Après avoir refusé de répondre à un homme qui l’interpellait, celui-ci a jeté le contenu de sa bouteille dans sa direction. Au commissariat, sa plainte a été requalifiée en main courante, au motif que l’objet de la bouteille n’est pas entré en contact avec elle. L’occasion de rappeler que l’outrage sexiste est un motif de plainte à part entière et qu’il devrait être traité comme tel.

Plus grave encore : il arrive parfois que les victimes ne soient pas entendues par les forces de l’ordre. C’est le cas d’Anne, qui a été « coursée » jusqu’à dans sa cage d’escalier à l’âge de douze ans. Les gendarmes chez qui elle est allée chercher de l’aide ont « refusé d’ouvrir la porte », affirmant qu’ils « ne pouvaient rien faire, mais qu’ils enregistreraient [sa] plainte si [elle se faisait] violer ».

Au-delà du caractère inacceptable de ce témoignage, l’âge d’Anne au moment des faits choque. Il fait d’autant plus frémir qu’il est proche de celui qu’avait Agathe lorsqu’elle a été harcelée pour la première fois : seize ans. Ce jour-là, un homme qui « devait avoir le double de [son] âge » s’est arrêté et a déclaré « je la baiserais bien celle-là ». Sylvie, elle, se souvient d’un adulte qui lui a « montré ses parties » alors qu’elle n’avait que quinze ans, tandis que la fille de Corine a subi ses premières expériences de harcèlement dès l’âge de quatorze ans, par des hommes de parfois « plus de cinquante ans ». Force est de constater que les expériences de femmes harcelées avant même d’atteindre la majorité ne sont pas marginales. C’est ce dont parle Solène lorsqu’elle mentionne des « dynamiques pédophiles ». Au harcèlement de rue, déjà répréhensible, peuvent donc s’ajouter des agissements pédocriminels qui ne doivent pas être négligés, ce qui souligne la nécessité de structures aptes à écouter les victimes.

De même, le caractère complexe de la procédure, mais aussi le sentiment d’illégitimité et la normalisation de ces comportements violents sont autant de motifs qui expliquent que les victimes renoncent à porter plainte. Le fait qu’Anne et Morgane soient les seules de nos sondées à s’y être risquées est éloquent. Pour Carla, la démarche est d’autant plus compliquée que les femmes n’ont pas toujours connaissance de leurs droits. Solène décrit pour sa part une procédure énergivore qui empêche de « trouver un narratif cohérent » et qui « déstabilise ». Alice, enfin, estime que nous avons « intériorisé ces comportements », raison pour laquelle elle ne s’est « jamais sentie légitime » à se présenter au commissariat.
Dès lors, on ne peut s’empêcher de se demander si la solution réside réellement dans le dispositif judiciaire et le système de répression. La plupart de nos sondées se rejoignent d’ailleurs sur l’importance de l’éducation. Anne propose que « les sexes se connaissent mieux » par des « activités en commun », tandis que Carla affirme que c’est « plutôt la partie masculine de la société » qu’il faudrait sensibiliser. Quant à Jeanne, elle continue de penser que l’« éducation des femmes » est nécessaire. Celles-ci doivent se rappeler qu’elles ont les « mêmes droits et pouvoirs que les hommes », au risque de « se laisser endormir ». Quant à Alice, elle n’exclut pas l’utilité d’un recours à la police, à condition que celle-ci soit réformée via des « stages et des patrouilles spécialisées sur le modèle des brigades anti-harcèlement à Bruxelles ». Enfin, Sylvie estime que des « centres tenus par des personnes de genre féminin seraient plus adaptés », car offriraient aux victimes une « écoute différente ».

A mesure que ce micro-trottoir était enrichi de nouveaux témoignages, plusieurs sentiments dominaient notre équipe. Désarroi, colère, tristesse, mais aussi bonheur de pouvoir recueillir des paroles variées qui, nous le pensons, peuvent faire bouger les choses à leur échelle. Car le harcèlement de rue n’est pas, ne doit pas être une fatalité. Plusieurs de nos sondées ont estimé qu’elles avaient de la « chance » car elles n’avaient jamais été agressées physiquement, mais nous rêvons de rues où les femmes se sentiraient fières et libres de circuler sans s’en remettre aux probabilités. Nous rêvons d’une société où elles cesseraient de se dire que cela aurait pu être pire, et nous rêvons d’un monde où elles ne seraient plus détestées pour ce qu’elles sont. Cette recherche de témoignages est une humble tentative de faire un premier pas dans cette direction.

Merci à toutes nos participantes.

*Tous les prénoms ont été changés.

Propos recueillis par :
Meryl BENNI, Mathilde COUILLARD, Dianne ENGELS, Morgane STEMMELIN

Article rédigé par :
Meryl BENNI


Si vous avez été victime de harcèlement sexuel ou de toute autre forme de violence sexiste ou sexuelle et que vous souhaitez porter plainte, sachez que Ru’elles prévoit un accompagnement au commissariat. De même, nous offrons écoute et soutien à celles et ceux qui en ressentent le besoin.


  1. IPSOS. « 81% des femmes en France ont déjà été victimes de harcèlement sexuel dans les lieux publics », 3 juillet 2020
  2. Peuvent être qualifiés de circonstances aggravantes les faits commis : par une personne en situation d’autorité ; en groupe ; en transports en commun ; sur personnes vulnérables ou personnes mineures de moins de 15 ans ; en raison de l’orientation sexuelle réelle ou supposée de la victime
  3. A cette occasion, nous avons pu nous entretenir avec onze femmes, âgées de 18 à 77 ans.

L’enquête de l’IPSOS :
• « 81% des femmes en France ont déjà été victimes de harcèlement sexuel dans les lieux publics », IPSOS, 3 juillet 2020

L’outrage sexiste : que dit la loi ?
Loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (voir article 15 notamment)
article 621-1 du Code Pénal (créé par la loi du 3 août 2018)

Sur les récentes mesures de la police belge :
« Belgique : dans les pas de la brigade chargée de traquer les harceleurs de rue », Franceinfo, 8 mars 2021


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